Extrait du commentaire joint à cette dégradation : “comme la France a tendance à soutenir ses banques, elle pourrait bientôt se trouver confrontée à d’importantes charges supplémentaires”. Pour la dette publique, Egan-Jones a constaté une “tendance désastreuse et le pire est encore à venir”. Le nouveau président va “se retrouver pressé de tenir ses promesses de campagne ce qui en fin de compte affectera la qualité de crédit” du pays, ajoute l’agence…
Grèce, Roumanie, Belgique… Depuis quelques mois, Bruxelles place l’évolution des salaires au cœur de sa stratégie de résolution de la crise qui secoue l’Europe. Mieux, elle somme les autorités nationales d’obtenir des baisses. Le traité de Maastricht, entré en vigueur le 1er novembre 1993, stipulait pourtant que « la Communauté n’apportera ni appui ni soutien aux activités des Etats membres en matière de rémunération » (art. 2.6), clause reconduite dans le traité de Lisbonne.
Avril 2010. La « troïka », composée de la Commission européenne, de la Banque centrale européenne (BCE) et du Fonds monétaire international (FMI), intervient dans les processus de négociation collective en Grèce. Elle exige une baisse des salaires d’environ 25 % dans le secteur public ainsi que la réduction du salaire minimum. En juin, le même trio lance une procédure spéciale enjoignant au gouvernement roumain d’« adopter un code du travail révisé et une législation sur la négociation collective afin de réduire le coût de l’embauche et d’améliorer la flexibilité des salaires (1) ». Un an plus tard, enfin, la Commission européenne appelle la Belgique à réformer son système d’indexation des salaires, arguant que « les coûts unitaires de la main-d’œuvre [y] ont augmenté plus rapidement que dans les trois pays voisins (France, Allemagne, Pays-Bas) (2) ».
Si la question des salaires a d’abord été exclue des prérogatives communautaires, les contraintes imposées par l’Union — du contrôle des déficits publics à celui de la dette — visaient en partie à garantir la « modération salariale ». Mais ce pilotage s’effectuait à distance, sans intervention directe. Il n’en va plus de même. Et, d’après le président de la Commission européenne, la récente évolution de l’action de Bruxelles n’a rien d’anecdotique. « Ce qui se passe actuellement, affirme M. José Manuel Barroso, est une révolution silencieuse, à petits pas, vers une gouvernance économique plus forte. Les Etats membres ont accepté — et j’espère qu’ils l’ont bien compris — d’octroyer aux institutions européennes d’importants pouvoirs en matière de surveillance (3). »
Les gouvernements ont décidé de se coordonner pour mener, à l’échelle européenne, une politique commune de régression salariale. Le pacte « euro plus », adopté en mars 2011, accélère le détricotage des modèles de négociation collective. Au-delà de la limitation des dettes et des déficits publics — qu’elle souhaite voir inscrite dans la législation de chaque pays —, l’Union européenne entend désormais s’immiscer dans les négociations nationales pour imposer sa conception de la discipline salariale. Le « paquet sur la gouvernance économique européenne » (« six-pack »), voté par le Parlement européen en octobre 2011, assortit même le pacte — un simple engagement politique entre Etats — de contraintes juridiques.
Ce dispositif, qui contient six actes législatifs européens, a été adopté dans l’urgence et en toute discrétion. Piloté par la direction générale des affaires économiques et financières (DG Ecfin), les ministres de l’économie et la BCE, il prévoit qu’un « tableau de bord » donnera l’alarme en cas de « déséquilibre macroéconomique » ou d’« écart de compétitivité » jugé trop important à Bruxelles. Si un pays ne se conforme pas aux recommandations, il sera passible de sanctions financières. En matière de salaires, l’indicateur choisi comme niveau à bulle de cette architecture n’a rien d’anodin : on a préféré le coût unitaire de la main-d’œuvre (CUMO) à la part des richesses revenant aux salaires (4). Alors que le premier indicateur reflète l’évolution des rémunérations par rapport au reste de l’Union, le second analyse la distribution des richesses entre travail (salaires) et capital (profits). Le terme « compétitivité » maquille mal la nature du projet : une intensification de la concurrence entre les salariés européens, au sein d’une Union dont les concepteurs affirmaient pourtant qu’elle favoriserait la coopération de ses membres vis-à-vis de l’extérieur…
Un nouveau modèle est bientôt érigé : l’Allemagne, que les réformes de M. Gerhard Schröder (1998-2005) ont transformée en parangon de modernité. Le 30 mars 2010, Mme Christine Lagarde, alors ministre de l’économie française, observait : « L’Allemagne a accompli un excellent travail au cours des dix dernières années, en améliorant la compétitivité, en exerçant une forte pression sur ses coûts de main-d’œuvre (5). » Un peu plus tard, M. Jean-Claude Trichet, qui occupait alors le poste de gouverneur de la BCE, enfonçait le clou : « Les entreprises allemandes ont su s’adapter rapidement à la mondialisation. (…) Le fait d’être très attentif à ses coûts de production et d’engager des réformes pour rendre l’économie plus souple peut servir d’exemple à tous ses voisins (6). »
Toutefois, si M. Schröder fut si vite surnommé le « camarade des patrons », c’est peut-être parce que sa bataille pour la compétitivité se solda par une défaite sociale. Sans compter que la stratégie allemande de désinflation compétitive — l’accroissement de la compétitivité des exportations par la réduction des salaires — constitue un parfait contre-exemple de coopération européenne (7). A la fin des années 1990, l’Allemagne avait justifié cette politique par la détérioration de sa balance commerciale et la perte d’efficacité de son économie à la suite de l’unification ; à l’heure actuelle, les indicateurs privilégiés par l’orthodoxie en vigueur sont repassés au vert. Mais à quel prix…
« Nous avons créé l’un des meilleurs secteurs à bas salaire en Europe », se félicitait M. Schröder en 2005, lors du Forum économique mondial de Davos. Depuis 2003, les politiques de flexibilisation du marché du travail (lois Hartz) ont considérablement appauvri l’Allemagne. Le travail temporaire est devenu un secteur à part entière, certaines allocations de chômage proportionnelles au revenu ont été supprimées et les « mini-jobs » (emplois flexibles payés 400 euros par mois) ont fait leur apparition. En 2011, 40 % des travailleurs étaient embauchés avec des contrats précaires et 6,5 millions étaient des employés « à bas salaire » (moins de 10 euros de l’heure) (8). Les conventions collectives sont également devenues très vulnérables. De tous les pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), l’Allemagne est celui qui a connu la plus lente progression des salaires entre 2000 et 2009. En termes réels (c’est-à-dire en prenant en compte l’inflation), ceux-ci ont baissé de 4,5 %, cependant qu’ils croissaient de 8,6 % en France et de 22 % en Finlande (9).
En présentant l’Allemagne comme un modèle de sortie de crise, beaucoup omettent de préciser que Berlin parvient à vendre ses produits parce que ses partenaires les lui achètent (10). Les exportations allemandes dépendent donc de la consommation des autres pays de la région, elle-même tributaire du pouvoir d’achat des populations. Ou, pour le dire autrement : les déficits commerciaux des uns conditionnent les excédents des autres. A tel point que, pour l’économiste britannique et éditorialiste au Financial Times Martin Wolf, la résorption de la crise actuelle implique que, dans ce domaine, « l’Allemagne se fasse moins allemande (11) ». Toutefois, les oracles bruxellois n’en démordent pas : les capitales européennes sont invitées à imiter Berlin. Une perspective qui constitue l’aboutissement logique d’une vieille dynamique.
Notes :
(1) Lettre d’intention du gouvernement de la Roumanie au FMI, 16 juin 2010.
(2) Commission européenne, « Evaluation du programme national de réforme et du programme de stabilité 2011 de la Belgique » (PDF), Bruxelles, 7 juin 2011.
(3) Discours à l’Institut européen de Florence, 18 juin 2010.
(4) Lire François Ruffin, « Partage des richesses, la question taboue », Le Monde diplomatique, janvier 2008.
(5) « Lagarde au Conseil des ministres allemand », Le Figaro, Paris, 30 mars 2010.
(6) « Les pays de la zone euro doivent faire des efforts », Le Figaro, 3 septembre 2010.
(7) Lire Till Van Treeck, « Victoire à la Pyrrhus pour l’économie allemande », Le Monde diplomatique, septembre 2010.
(8) Pour plus de détails, lire Bispinck Reinhard et Schulten Thorsten, Trade Union Responses to Precarious Employment in Germany, WSI-Diskussionspapier n° 178, décembre 2011.
(9) Organisation internationale du travail (OIT), « Rapport mondial sur les salaires 2010/2011. Politiques salariales en temps de crise », Genève, novembre 2011.
(10) Environ 60 % des exportations allemandes sont destinées à la zone euro.
(11) Martin Wolf, « A disastrous failure at the summit », Financial Times, Londres, 14 décembre 2011.